Matin du 10 ème jour. Xavier et moi avons encore une fois dormi sans nos tentes, mais avons été rejoins cette fois par Malik, Serge et Eric envieux de profiter du coucher et du lever du Soleil. Il faut dire que le plateau sur lequel nous nous trouvons et que nous avons atteint hier au soir non sans mal (la redoutable remontée de la crête m'aura d'ailleurs value une bonne hypoglycémie), offre un panorama à 360° sur la terre de Liverpool. Au Nord, les montagnes du Roscoe Bjerge; A l'Est la langue de glace du Grete Glesher; à l'ouest, l'horizon à perte de vue sur lequels se dessine un doux relief composé de sommets arrondis; et au Sud, Hurry Fjord, vaste bras de mer de quarante kilomètres de large dominé sur sa rive Ouest par d'imposants glaciers se jetant dans la mer. Le coucher de soleil a été l'ultime occasion de figer cette atmosphère arctique si unique sur quelques clichés, histoire d'emporter avec nous un dernier morceau de ce Groenland secret qui désormais lie notre groupe.
Nous mettons cap au sud, vers la rive Est du Hurry Fjord. Nous longeons le versant du plateau qui surplombe la vallée glacière du Grete Glesher. Quelques centaines de mètres sous nos pieds, la langue de glace s'est transformée en une multitude de torrents dont les méandres innondent un vaste bassin alluvial bordé de tapis verdoyants recouverts de végétation rase. La vue depuis les hauteurs est saisissante. Nous abordons une descente escarpée à flanc et ne tardons pas à rejoindre la vallée. En bas, force est de constater qu' il va nous falloir traverser cette plaine innondée. Après avoir soigneusement retroussé nos pantalons puis enfilé nos sandales, nous entamons ce qui sera la plus longue traversée à gué du trek. Pendant presque deux kilomètres, nous allons progresser dans cet étrange terrain qui se révèlera très agréable à parcourir (ce fut très reposant pour nos pieds). L'eau est toujours aussi froide, mais le sol est si meuble que l'on a l'impression d'être dans des sables mouvants. Il faut sans cesse avancer, car au moindre arrêt, nous nous enfonçons irrémédiablement dans une boue collante et lourde qui donne la sensation de nous tirer vers le fond. Parfois nous trouvons de la terre ferme sur des petits ilôts émergés au milieu des cours d'eau. La traversée sera l'occasion d'une franche rigolade, d'autant plus que Serge, un moment destabilisé par la force du courant, prendra un bain forcé de la tête au pied.
Le trek touche bientôt à sa fin, dans quelques jours nous serons de retour au village. Aussi les pauses deviennent-elles de plus en plus longues. Nous avons atteint la toundra. Il fait chaud aujourd'hui, et après la pause repas, chacun se laisse aller à un moment de détente, histoire de récupérer en repensant à ces jours fabuleux passés en montagne.
Cet après-midi sera l'occasion d'une rencontre insolite avec la faune locale. Alors que nous approchons de la rive du fjord, Malik nous stoppe tout-à-coup. Il vient d'apercevoir quatre masses obscures et imposantes. Une famille de boeufs musqués, un couple et deux petits, se présente à quelques dizaines de mètres de nous. Ils semblent tout aussi supris de voir un groupe d'étranges bipèdes venus les déranger dans ces contrées lointaines. Nous nous accroupissons et prenons une posture d'observation, appareil photo en main, en espérant qu'un des bovidés ne sera pas pris d'une soudaine envie de charger. Après un instant d'hésitation, la petite famille reprend ses occupations. Le mâle et la femelle feront étal de leur force en se chargeant violement l'un contre l'autre. Est-ce pour nous impressionner ? Visiblement nous représentons potentiellement une menace. Pourtant cet animal aux allures de Yak, lourd de plusieurs centaines de kilos et armé de puissantes cornes, n'aurait aucun mal à nous pulvériser en une seule charge. Mais ce serait oublier que les Inuits le chasse pour sa viande. Les boeufs musqués craignent donc l'Homme (heureusement pour nous). Ils ne nous laisseront d'ailleurs pas apporcher à moins d'une cinquantaine de mètres. Dès cette distance de sécurité franchie, ils détaleront dans une cavalcade effrénée.
Notre étape touche à son terme. Nous atteingons la rive d' Hurry fjord en fin de journée. Très loin, de l'autre côté du fjord, on distingue à peine les petits hangars rouges de l' aéroport de Constable Pynt, unique porte d'entrée de cet autre monde loin de tout, qui pourtant nous est devenu si familier. Le vent souffle. Un brin de nostalgie s'installe. Dans quelques jours nous aurons quitté ce no man's land de pierre et de glace, où la nature règne en maître absolu. Dans quelques jours, j'aurai retrouve mes belles Pyrénées et cette aventure extraordinaire ne sera plus qu'un souvenir. Alors ce soir, je reste là, immobile sur le bord du fjord, profitant de la lumière rasante du couchant pour contempler une dernière fois ce paysage immense que j'ai si souvent essayé d'imaginer...